Papa, le combat pour la vie (eBook)

Relier les points du passé

Papa contemple le ballet incessant des éprouvettes. Oh non, il ne regarde pas l’aiguille fichée dans son bras, juste l’étagère où s’accumulent peu à peu tous les tubes remplis d’un liquide rouge sombre. Doucement, l’esprit de papa s’éloigne… dans le passé. Mais qu’est-ce qui l’a amené à se lancer dans cette aventure…?

Sortant des vapeurs du passé, les souvenirs reviennent… Ces dernières années, papa a changé son régime alimentaire de manière plutôt drastique, comme s’il se défaisait d’un trop-plein de vêtements sur le chemin de la vie. Tout a commencé par l’alcool, ou plutôt, par l’arrêt de l’alcool, il y a quelques années déjà. Peu à peu, papa relie tous les points du passé…

Alcool

Il y a quatre années déjà, il arrête de boire toute boisson alcoolisée. Non pas qu’il en abusât… Mais il en usait, pour sûr. Jamais en excès, mais le soir avec les amis, le week-end en famille, pas de surconsommation, mais une consommation régulière, un alcool social somme toute. Quelle sensation extraordinaire! Après deux ou trois verres, cette liberté, l’esprit qui se sent plus léger, les barrières tombent et surtout, tout le stress négatif accumulé lors de la journée s’éloigne. Dès le lendemain, les soucis reviennent, avec une fureur plus dévastatrice, car l’alcool ne s’offre pas sans un prix à payer, celui de sa force intérieure, puis de sa santé.

Alors, réduire sa consommation, mais de quelle façon?

• Ne plus boire le midi dans la semaine? Et se laisser une porte ouverte le soir, pour au moins un petit verre de détente, certainement bien mérité après une longue journée de travail… Juste un verre ou deux, tous les soirs?
• Arrêter les jours de la semaine, et s’autoriser le droit à la fête les week-ends. Il faut bien vivre et se relaxer un peu, n’est-ce pas? Mais ces jours, qui devraient être consacrés à la famille et au repos peuvent devenir l’objet d’excès, suivis d’épuisement total, le temps que le corps se rétablisse.
• Se concentrer uniquement sur les moments exceptionnels? Mais comment les définir? Les anniversaires, bien sûr. Noël, le Nouvel An, une remise de prix. Et les vacances…? Ces moments sont finalement très nombreux. Cet ami qui habite à New York revient à Paris tous les trois ans, les retrouvailles ne peuvent se faire sans la joie d’ouvrir de bonnes bouteilles ensemble. Le lendemain, au réveil tardif, les questions surgissent dans un cerveau encore bien embrumé, de quoi a-t-on parlé déjà?

Les grandes occasions ne sont bonnes que parce qu’on les partage avec des personnes qui nous sont chères, certainement pas parce que nous ouvrons des nectars au prix exorbitant.

Devant tant de situations possibles, papa aime à répéter que c’est sa paresse naturelle qui le rend très discipliné. Sa tendance à vouloir simplifier sa vie l’amène tout naturellement à supprimer toute consommation d’alcool. Cette option est de loin la plus simple, elle évite de se poser des questions ou de devoir s’expliquer dans chaque occasion.

Il faudra trois ans pour que lui-même puisse comprendre pleinement, et donc donner la véritable raison de ce coup d’arrêt brutal. C’est tout naturellement que la vérité lui apparaît un matin.

− L’alcool, ce n’est pas vraiment quelque chose que je recherche. Souvent, on se surprend à prendre un verre à cause d’un évènement auquel on assiste, ou pour accompagner un ami qui nous le propose. En apparence, ce verre d’alcool facilite la création d’un lien entre les personnes, comme les cigarettes. Chacun se sent plus profondément intégré en se fondant dans le groupe. Mais ce n’est pas moi, je n’en ai pas besoin pour me sentir bien, pour me sentir libre, ou peut-être que je n’en ai plus besoin.

Maintenant, selon lui, seul reste le meilleur, quand quelqu’un savoure un verre de vin rouge, il aime à en respirer l’arôme, comme on hume le parfum d’une fleur.

À ses amis qui le lui proposent régulièrement, « Allez, juste une gorgée », il offre la même réponse, immanquablement :

− Je n’en ai pas besoin, je n’en ai plus besoin, je n’aurais pas plus de plaisir à en boire, même une gorgée, le parfum me suffit.

Papa n’impose à personne son mode de vie, mais il ne s’autorise aucun compromis. Alors que nous faisions des courses, je pointe des bouteilles aux couleurs alléchantes.

− Regarde, de l’apéritif sans alcool!

− Mmm… Il y a sans doute beaucoup de sucre, comme dans le faux champagne pour les enfants.

Nous nous emparons d’une bouteille et essayons de déchiffrer l’étiquette détaillant la composition de la boisson!

− Tu as vu, papa? Il n’y a pas tant de sucre que ça.

− Oui, mais, regarde ici.

Je me penche sur cette ligne écrite en petits caractères : « Alcool 0,04 %. »

− Oui, c’est une quantité infime.

− Mais zéro alcool, c’est zéro alcool.

− C’est tolérable quand même, papa, non?

− Mmm… Et jusqu’à quelle limite zéro n’est plus égal à zéro? 0,10 % 0,50 % 0,80 %?

− Ben…

Puis d’un seul coup, je le perds! Il est parti dans ses pensées, exactement comme quand l’inspiration lui souffle des idées pour ses nombreux livres. Après une seconde, il revient à lui et se tourne vers moi.

− D’ailleurs, je me demande…

− Oui, papa…?

− Un zombie, c’est mort mais pas complètement mort… C’est vivant à quel pourcentage?

− Mmm… 0,04 %?

Là, on part tous les deux dans un fou rire terrible qui fait tourner les têtes des clients autour de nous. Un vendeur s’approche pour vérifier que nous ne sommes pas en train de vider une bouteille en cachette, ce qui nous fait rire encore plus.

Sucre

Dans un revirement qui surprendra tout le monde, papa se détourne d’un type d’aliment pourtant parmi ses favoris. Nous ne sommes pas gourmands dans la famille… Mis à part lui! Quand papa revient de la boulangerie, immanquablement quatre belles pâtisseries accompagnent ses pas vers la maison.

− Papa, quatre, vraiment? N’est-ce pas un de trop?

− Que nenni, un chacun…

− Comment ça, un chacun, mais on est trois!

− Oui, un chacun… Et deux pour moi!

Impossible pour lui de prononcer cette dernière phrase sans qu’un large sourire illumine son visage. Chaque fois, son plaisir est si grand à l’idée de dévorer ces deux énormes parts de gâteau. Cette scène se répète presque chaque semaine. Régulièrement, maman et moi ne prenons rien, ce qui ne l’empêche pas de revenir avec deux gâteaux, jusqu’au jour où…

Une période de transition nous aurait mis sur la voie, elle nous aurait préparés en douceur à ce bouleversement. Mais non! Comme pour l’alcool, la voie de l’abstention est privilégiée. Papa ne ralentit plus devant les vitrines des boulangers. Si un tel changement de comportement m’impressionne, maman est un peu nerveuse.

− Mais tu arrêtes parce que tu n’aimes pas? Parce que tu m’aimes plus?

− Non, c’est parce que je veux réduire significativement ma consommation de sucre.

− Mais pourquoi arrêter complètement?

− C’est plus simple à gérer. Mais ce n’est pas comme l’alcool, je vais aimer me laisser aller de temps en temps.

Maman est toujours étonnée devant une force de volonté qui peut pousser son bien-aimé à se passer totalement de ce qu’il adore. Pour elle, quand la discipline pousse à supprimer ce qui nous fait vraiment plaisir dans la vie, c’est que la règle est bien trop stricte, ce n’est plus humain!

Pourtant, comme pour l’alcool, papa, sans consommer, aime à sentir la présence de ses anciennes faiblesses. Satisfait de seulement sentir les parfums d’alcool, il apprécie de dévorer, avec les yeux seulement, les armées de gâteaux qui se déploient dans les vitrines des boulangeries.

De temps à autre, il rassure maman en s’organisant une petite séance de nostalgie. Tous les deux partagent une...