Un homme de rien (eBook)

Chapitre II

Il est presque minuit quand il se rhabille. On entend tomber des trombes d’eau sur la ville. C’est la fin de l’été et souvent les orages violents l’accompagnent. Émilienne est encore nue sur le lit. Vu le temps exécrable, elle sait que Grégoire sera le dernier client de la soirée. Avant qu’elle n’enfile ses vêtements, elle le laisse admirer son corps comme un cadeau qu'on ferait à un homme gentil et assidu. Dehors, le déluge a bloqué les ardeurs des mâles. Elle ne se voit pas continuer de racoler sous un parapluie. C’est grotesque, lui a-til dit, elle l'a écouté. Sa recette de la soirée a été bonne, alors que demander de plus. La pluie frappe contre les volets, insiste. Émilienne frissonne, maintenant elle a froid. Alors elle se rhabille, regarde Grégoire, râle un peu puis capitule pour accéder à sa requête. Depuis le temps qu'il la tanne pour savoir ce qui l’a poussée à quitter la Martinique, elle décide pour avoir la paix de lui raconter son histoire. Elle boit d’abord un verre d’eau puisée au robinet du lavabo, tel un orateur qui s'humidifierait la gorge avant un long discours, mais hésite encore en s'approchant de lui. Se dévoiler par les mots, étaler ses pensées, peut être redoutable d'impudeur. Impatient, il lui prend brusquement son poignet, la force à s’asseoir à ses côtés sur le bord du lit. Elle fait la moue dans une ultime révolte puis prend place. D’un lent clignement d’œil, il l'encourage, il est tout ouïe.

Dans le sud de l’île où elle habitait, commencet-elle, sensible malgré tout à son écoute, les filles fâcheusement engrossées sont mariées en hâte pour cacher la honte qui s’abat sur une famille. Si l’infortunée refuse le garçon qui l’a mise enceinte ou si c'est celui-ci qui est réfractaire, alors les portes de l'enfer et du purgatoire s'ouvrent. Elle devient fille-mère, une sorte de paria qu’on chasse de la cellule familiale. Livrée à elle-même, la malheureuse accouche sous X à l’hôpital avant d’être recueillie dans un foyer misérable pour mères célibataires à Fort-de-France. Ces filles qu’aucun homme ne veut par la suite en trimballant un boulet, finissent domestiques chez de riches propriétaires blancs ou employées par les békés dans les plantations de canne à sucre, d'ananas, de bananes. Du travail sur l'île, il y en a pour tous. En parallèle, elles élèvent un bâtard qui à l’adolescence, sera livré à une éducation de rue parmi les mauvais garçons. Mais il existe une solution pour se débarrasser d’un enfant non désiré, à l’état embryonnaire. C’est de faire appel à des faiseuses d’anges et bon nombre de malheureuses les sollicitent. En entendant cette appellation Grégoire ouvre de grands yeux, tombe des nues. Comme il a le mot « ange », il suppose une solution idéale où la clémence du Ciel interviendrait d'une quelconque manière pour rendre ces filles heureuses sur Terre. Il le dit naïvement à Émilienne qui pouffe et répond qu'il se trompe sur toute la ligne. Les faiseuses d’anges, reprend-elle avec un regard indulgent sur son ignorance, sont de vieilles femmes réfugiées en forêt. Elles vivent dans des cabanes sur pilotis, les unes près des autres, appartiennent à une catégorie recluse de la société. Peu de personnes les aiment, on les accuse d’être des sorcières jetant de mauvais sorts sur la population. La superstition aidant, on leur fiche une paix royale, elles exercent en toute quiétude. Seules les filles en détresse osent venir les voir, se fichent éperdument d'une malédiction qui pourrait les atteindre. Un diable les a déjà possédées en déposant dans leur ventre une graine dont elles ne voulaient pas. En écoutant Émilienne, Grégoire suppose que le christianisme aura toujours de la concurrence, face aux pratiques païennes ou autres toutes aussi mystiques. Émilienne qui a senti son égarement, lui donne un coup de coude dans les côtes avant de continuer à dévoiler : pour subsister, moyennant finance ces faiseuses d'anges pratiquent des avortements à l’aide d’une aiguille à tricoter. En principe ça marche bien, mais ce n'est pas réussi à tous les coups. Des complications liées à ce type d'intervention barbare sont fréquentes. Il arrive que les prétendantes à la liberté, meurent en étant confrontées à une septicémie. Émilienne connaît une fille de dix-sept ans qui est morte de ça à l'hôpital et une autre à qui on a retiré les deux ovaires complètement infectés. Quand elle y pense, elle en tremble. Pour ne pas être accolée au même destin tragique un jour ou l’autre, elle réfléchit à une solution radicale et n'en voit qu'une. C'est de foutre le camp de la Martinique pour ne pas finir un jour fille-mère. Elle évite cependant de le confier à ses amies, sachant que tout ce que l’on dit peut se répandre comme une traînée de poudre dans le village et faire capoter la moindre manœuvre organisée.

À dix-neuf ans, elle se lève un matin en se disant que son envol est pour aujourd’hui ou jamais. Elle en est la première surprise, ne se l'explique pas, rien ne le lui a été suggéré. C'est gravé dans son cerveau parce qu'il fallait bien qu'un jour les choses changent. Elle est fébrile, elle va prendre une décision qui sera irréversible et la machine est lancée. À part des cris d’enfants à l’extérieur et qui traversent les frêles fenêtres, le silence règne dans la maison. Ce samedi, toute la famille est au marché de Sainte-Luce, village côtier à dix kilomètres de là. Ce n'est pas par hasard si elle a choisi ce jour finalement. Les matins, c'est l'effervescence dans l'environnement du port quand quatre grosses barques ramènent le produit d'une pêche nocturne. Il y a de la bonite, du marlin, du poulpe, de la sole des Caraïbes, du thazard, également des langoustes et araignées de mer. C'est une pêche abondante qui est déposée à terre. Après quelques bousculades avec la population lucéenne, ses parents achètent à quai pour un prix attractif. Le panier rempli, ils vont ensuite boire quelques punchs avec des voisins qui ont fait la même démarche qu’eux et tout le monde rentre joyeux, un tantinet ivre. Donc Émilienne a tout son temps, mais elle évite de traîner. Elle griffonne quelques mots sur une feuille de cahier, explique sommairement qu’elle part vivre sa vie, (le terme la fait sourire) que le travail en usine s'est fini, qu'on ne s'inquiète pas pour elle. Elle laisse le mot sur la table de la cuisine et tant pis pour les fautes d’orthographe. L’école est finie depuis ses seize ans, date où son père l’a placée à la distillerie de rhum TroisRivières pour aider financièrement la famille. Dans cette maudite usine, elle s'est pliée pendant trois ans aux ordres d’un chef d’atelier qui imposait son autorité, humiliait les employées. Émilienne, comme les autres filles, subissait les plaisanteries salaces de monsieur Germain qui passait à proximité en laissant ses mains s'égarer sur ses fesses. Elle savait qu'elle ne pouvait pas se plaindre auprès de son père. Sans chercher à comprendre, il lui aurait dit qu'il ne faut pas se trémousser quand on travaille et elle aurait même reçu une gifle. Enfin, murmure-t-elle en soupirant, je laisse ma place aux autres et elle a une poussée de joie qui écrase la dernière hésitation. À dix-neuf ans passés, on est une femme, les actes à venir vont le prouver. Dans la chambre qu’elle partage avec sa sœur, elle récupère ses économies cachées au fond d’un tiroir sous une rangée de culottes. Cet argent correspond à ses demi-salaires que ses parents lui laissent pour qu'elle puisse un jour se marier dans de bonnes conditions. Mais avec qui ? Elle fait la moue en pensant aux quelques garçons qu'elle connaissait ici, car aucun ne lui plaisait pour envisager le mariage. Ils étaient gentils certes, rigolos, mais stupides et de vraies girouettes tournant à chaque jupon qui passait. Pas le genre de garçons avec qui fonder une famille. Elle a bien eu des flirts fougueux, deux coucheries aussi, mais tout ça sans grand intérêt. Émilienne se prêtait simplement à son évolution de femme, préparait son avenir intime, mais qui pouvait le comprendre ? Sûrement pas ses parents ! Elle revient dans l'actuel,...