Ce que la vie nous offre à nouveau (eBook)

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L’ETRANGER

Debout, au milieu du salon, Malick tapa avec insistance dans ses mains pour inviter les convives installés sur le balcon à être prêts pour le cérémonial. Quelques minutes plus tard, le reste de la famille arriva par petits groupes et occupa les chaises oisives à l’extérieur. La famille avait convenu à l’unanimité d’organiser cette commémoration dans la demeure des Keïta. Les refrains mélancoliques passés en boucle, les mines assombries et les cadres photo rappelant le visage des disparus en disaient long sur la quintessence de la journée.

— Papa, occupe-toi d’Imane, je gère le reste, chuchota Malick.

— D’accord.

C’était la commémoration du décès d’Asantewa Keïta, épouse de Kofi Keïta, et de Thierno Mensah, époux d’Imane. Les grandes familles Keïta et Mensah étaient plongées dans un choc terrible suite à la disparition brusque de leurs bien-aimés.

Le salon qui recevait la horde était spacieux et aéré. Les canapés aux bords arrondis longeaient le pourtour de la pièce rectangulaire, laissant respirer quelques centimètres entre leurs dossiers et les murs blancs. Le tissu de velours qu’arboraient les fauteuils caressait le dos des convives qui échangeaient autour de vieux souvenirs entre deux gorgées de vin de palme. Les rideaux à moitié tirés se jetaient depuis le plafond jusqu’au parquet, tamisant la luminosité du lieu. Sur les immenses fenêtres, vinrent se loger temporairement quelques corbeaux qui semblaient vouloir assister au cérémonial, vêtus de leur robe blanc et noir. Le plafond, ornementé de décorations moulées en staff, retenait captif un lustre. Du style montgolfière à chaînettes de grains, il était décoré de guirlandes de perles se terminant sur des pampilles.

Quelques non habitués de la ville, les yeux béants et le regard intrusif, pointaient du doigt l’imposant luminaire, se renseignant auprès de leurs voisins sur ce à quoi il pouvait servir. Au centre de la pièce s’étalait un immense tapis aux fibres naturelles. De sa couleur brun et marron, comme les rideaux, il venait réchauffer l’espace noyé par les éclats de voix qui exprimaient soit des retrouvailles, soit des lamentations ou des anecdotes impliquant les défunts de leur vivant.

Toute de noir vêtue, l’assemblée fredonnait des mélodies en la mémoire des disparus que la vie avait arrachés si brutalement. Quelques témoignages succédèrent aux chants prévus pour la circonstance. Chacun voulait marquer de sa présence d’une manière ou d’une autre. Les défunts étaient là sans être là, comme on dit couramment, « les morts ne sont pas morts ».

Imane, presque à terme, avait pris en otage des cadres photo de feu son époux et celui de sa maman. Vautrée sur le divan de la salle de séjour, elle parcourait de son regard morne l’assemblée, dans l’espoir de les voir réapparaître. Ses longs cheveux crépus rassemblés en un chignon mal coiffé dégageaient son visage lisse et ovale, terni par les larmes séchées. Les paupières de la jeune veuve de vingt-huit ans s’alourdirent de nostalgie. Imane était une femme au teint café au lait et à la silhouette en A ou en triangle : fine sur la partie supérieure et large sur la partie inférieure de son corps. Ses yeux couleur noisette rappelaient ceux d’un chat. Ses lèvres minces dissimulaient une brèche dentaire. Un grain de beauté sur l’aile gauche de son nez légèrement pointu faisait office d’héritage légué par sa mère disparue.

La perte encore fraîche de son époux ne remontait qu’à un an, suite à un accident de la route. La maman d’Imane quant à elle était décédée d’une maladie fulgurante, deux ans après l’abandon du domicile conjugal. Imane n’avait alors que deux ans quand sa maman avait fugué. Malgré les invités qui l’occupaient, Malick ne supportait pas de voir sa sœur dans cet état : l’air désorienté et les yeux complètement enflés, à force de trop pleurer.

Kofi essayait tant bien que mal de la réconforter, par des câlins itératifs et des paroles d’espoir.

— Ma chérie, ça va aller ! Tu dois être forte, dit la tante maternelle d’Imane tout en l’étreignant contre elle pour la réconforter.

— C’est difficile tantine.

— Arrête, Many ! Regarde ton état ! Tu vas stresser le bébé, intervint son grand frère.

Malick était un grand frère protecteur. Du haut de son mètre quatre-vingts et de ses trente-trois ans, il venait d’ouvrir sa start-up dans le domaine de l’informatique et s’y déployait doucement, mais sûrement. Après plusieurs années de galère à chercher du boulot, il s’était résolu à emprunter le chemin de l’entrepreneuriat et cela lui réussissait à merveille.

Contrairement à sa soeur, Malick était de teint ébène, comme son père. Ses jambes légèrement arquées ajoutaient une touche de charme à sa démarche qui faisait succomber plus d’une femme sur son passage dans les rues. Ses grands yeux noirs cohabitaient avec un menton imberbe. Il portait à son oreille gauche une boucle d’oreille. Ses lèvres aussi noires que son visage étaient charnues et régnaient sous un nez large. Sa morphologie en forme de V, son crâne nu et sa taille de basketteur étaient des arguments convaincants pour refroidir tous les soupirants peu sérieux qui gravitaient autour de sa sœur.

Imane demeurait à ses yeux une petite fille sans défense, sa petite colombe, sa protégée. Il l’appelait affectueusement Many, depuis leur tendre enfance. En sa soeur, il revoyait leur mère, dont elle avait pris presque tous les traits physiques. Le simple fait d’imaginer qu’elle revivait inlassablement ces instants douloureux, et surtout pendant sa grossesse, lui fendait littéralement le coeur.

Kofi Keïta était le père de Malick et d’Imane. L’époux éploré était plus que débordé par les retrouvailles avec la famille venue nombreuse pour signifier leur soutien. Il avait adulé sa femme, malgré les rumeurs qui couraient à l’époque sur son infidélité. Il n’y avait accordé aucune importance, jusqu’au jour où cette dernière, dans une lettre soigneusement rédigée, lui avait avoué que ces rumeurs étaient fondées. Elle l’avait quitté et avait élu domicile chez son amant.

Il s’adossa un moment dans un coin de la pièce principale, le temps de s’évader et de réaliser à quel point l’absence de son gendre et de son épouse, durant toutes ces années, avait absorbé petit à petit une partie de lui.

Architecte retraité, mais toujours en activité, Kofi était un homme de la cinquantaine et de grande taille. Son visage fin, en forme de triangle inversé, était soutenu par un bouc barbe cendrée. Sa carnation ébène camouflait quelques rides sur son front et ses tempes. Son regard désespéré errait dans le séjour et s’arrêta net sur un individu peu commun qui franchit le seuil de la porte d’entrée.

— C’est qui lui, et qui l’a invité ?

Kofi, soudain indigné, se décolla du mur qui le soutenait.

L’entrée fracassante de l’homme inconnu ne laissa personne indifférent. Tous les regards convergèrent vers lui, inquisiteurs. Kofi se rapprocha d’un pas à la fois assuré et perplexe.

— Vous êtes qui, monsieur ? interrogea-t-il en le dévisageant du regard.

L’inconnu était caucasien. La question provocatrice de Kofi le laissa de marbre et il progressa très confiant vers le centre du salon en scrutant l’assemblée, mimant un nouvel élève qui découvrirait sa salle de classe.

— Qui est-ce ? marmonnèrent les autres entre eux.

— Je m’attendais à un accueil pareil, rien de bien surprenant. Je suis Gabriel, un très bon ami d’Asantewa et…

— Comment se fait-il que personne ici ne vous ait jamais vu ? Je connaissais tous les amis de ma défunte épouse, interrompit Kofi, en fronçant les sourcils.

— Asantewa ne m’a jamais présenté aux membres de sa famille de son vivant. Je vois enfin sa fille !...