Pour trente-cinq mille carrés Hermès (eBook)

Marthe

8 mai 1988, Marthe fête ses vingt ans. François Mitterrand 4 vient d'être réélu. L'événement est suffisamment historique pour rassembler en un temps record une foule exaltée sur les places de la capitale et d'ailleurs.

Fidèle à son leitmotiv voulant que tout épisode heureux de la vie se doit d'être fêté, elle se dépêcha d'avaler sa part de nougat glacé, un peu malmené par les bougies qu'elle venait de souffler, et se prépara à aller rejoindre ses amies. Elle troqua son jogging contre un pantalon et une veste en jean pour harmoniser sa tenue avec le sac en cuir d'agneau bleu nuit que venaient de lui offrir ses parents.

Son père avait retenu son souffle en la voyant sortir de la maison au crépuscule craignant que la liesse générale ne dégénère en cours de soirée. Sans laisser paraître son inquiétude, il se contenta de lui souhaiter une bonne soirée.

Marthe n'avait pas eu grand mal à retrouver Fanny et Laurence, ses amies d'enfance, devant le cirque d'Hiver Bouglione situé à moins d'un kilomètre de la place de la République. De là, les chants d'allégresse se faisaient déjà entendre. Elles marchèrent bras dessus bras dessous en entonnant gaiement leur chanson fétiche « Ella, elle l'a »5 tout en imitant la gestuelle de France Gall.

Dans la foule, des groupes s'étaient formés. Les uns dansaient, d'autres discutaient, certains tentaient de se frayer un chemin, d'autres encore manifestaient leur joie par une étreinte.

– Venez, les filles, on va danser, s'écria Laurence en tirant Fanny par la manche.

– Regardez, une buvette juste là, répondit Marthe d'une voix forte et sans laisser d'alternative à ses amies qui s'étaient déjà avancées vers la scène.

L'attente promettait d'être longue, mais Marthe n'entendait pas renoncer à sa bière. Elle sortit son paquet de Merit et demanda du feu au jeune homme positionné devant elle dans la file d'attente. Un journaliste, accompagné d'un caméraman, s'approcha d'eux micro en main.

– Bonsoir ! Est-ce que je peux vous demander ce que vous pensez de la réélection de François Mitterrand ? Si vous vous êtes déplacés pour la fêter, j'imagine qu'elle vous rend plutôt heureux non ?

Marthe tira sur sa cigarette et, du regard, céda la parole au jeune homme. Philippe lança sa Marlboro incandescente dans le caniveau en la regardant s'éteindre par le contact de l'eau. Il fixa la caméra, releva la mèche rebelle qui lui tombait sur les yeux et expliqua que l'admiration de ses parents pour François Mitterrand s'était répercutée sur lui. Aussi, le voir devenir président de la République le rendait confiant en l'avenir.

Puis ce fut au tour de Marthe de donner son ressenti à chaud. Au-delà de la victoire de Mitterrand, elle était sortie dans l'intention de faire la fête avec ses copines.

Voyant que leur tour était imminent, le journaliste les remercia et fendit la foule à la recherche d'autres témoignages.

Marthe n'opposa aucune résistance à ce chevalier servant improvisé qui lui tendait une bière fraîche, et c'est tout naturellement qu'elle le suivit à l'écart des festivités. Curieux l'un de l'autre, ils s'éloignèrent du rassemblement dans une entente mutuelle. Philippe se laissa guider par Marthe qui l'attira dans la direction du Cirque d'Hiver.

Ils prirent place sur un banc public situé à quelques mètres de l'église Saint-Ambroise, pressés de se confier l'un à l'autre. Ils se trouvaient quantité de points communs, tombaient d'accord sur tous les sujets abordés, riaient. Ils s'accordaient aussi quelques silences pour contempler le clair de lune. Mais l'heure tardive décida Marthe à rentrer pour préserver le sommeil de son père dont elle savait qu'il ne dormirait que d'une oreille jusqu'à son retour à la maison.

Cette première séparation lui causa une légère douleur vite apaisée en pensant combien le lendemain d'une nuit trop courte peut être pénible pour un métier comme celui de forain. Métier de ce père valeureux debout dès cinq heures presque chaque matin de la semaine, dont les bâillements répétés la réveillaient certains jours. Et quand elle appelait « papa », il lui répondait « dors, ma chérie, il est tôt ».

Philippe la raccompagna au pied de son immeuble et lui laissa son numéro de téléphone sans lui demander le sien en retour ni oser un baiser. Marthe grimpa quatre à quatre les marches de l'escalier jusqu'au deuxième étage et glissa discrètement sa clé dans la serrure. Elle s'attarda de longues minutes sous la douche le temps de faire défiler mentalement le film de son extraordinaire soirée, pour la savourer sans retenue.

Après un dilemme de plusieurs jours et une consultation auprès de ses amies, Marthe finit par appeler Philippe en espérant secrètement que leur histoire s'en tiendrait à une brève idylle qui ne viendrait pas contrarier ses projets d'études et de voyages. Les battements de son coeur s'accélérèrent à mesure des sonneries, jusqu'au déclenchement du répondeur. Soulagée, elle raccrocha sans laisser de message.

Après le dîner, elle tira le cordon du téléphone jusque dans sa chambre et retenta un appel. Les mains moites, le visage brûlant, la gorge asséchée par le trac, elle fut incapable d'émettre une parole quand Philippe décrocha.

– Allô ! Allô ! C'est toi, Marthe ? Oui, c'est toi j'en suis sûr. J'attendais ton appel tu sais, lança Philippe d'une voix tendre.

Ils se retrouvèrent le soir même.

Main dans la main ils marchèrent jusqu'au canal Saint-Martin où ils s'étreignirent longuement. Ils ignorèrent le cours d'eau, ses ponts tournants, ses passerelles et ses écluses, submergés d'amour et de bonheur. Dans le vertige de cet émoi inédit, ils ne se laissèrent même pas distraire par les prolixes passants.

Quelques semaines plus tard

– Laurence, le test est positif ! cria Marthe en larmes dans le combiné.

– Comment ? Quoi ? Tu m'appelles de chez toi ou d'une cabine ? Dis-moi où tu es, je te rejoins.

– Je suis enceinte, quelle idiote, j'ai pas fait assez attention. Oh ! lala ! je ne sais pas quoi faire.

– Où es-tu ?

– Je suis à la maison, mais je vais sortir. J'ai trop peur que maman me voie dans cet état.

– D'accord, alors attends-moi devant le Cirque d'Hiver, j'arrive ! »

Marthe se précipita dehors et croisa sa mère dans l'escalier.

– Marthe chérie, que se passe-t-il ?

– Rien du tout, maman. Je vais voir Laurence. Je reviens tout à l'heure !

Trop tôt, trop vite, la vie avait choisi Marthe sans lui laisser le temps d'aller au bout de ses aspirations. Et, vaille que vaille, elle se soumit à cette destinée qui la rendit mère.

Quelques années plus tard

– Quel âge a votre fille, madame ?

– Dix ans !

– Ah ! Dix ans, c'est la deuxième moitié de la vie avant la majorité !

Dans la boutique de farces et attrapes où Marthe était venue chercher la perruque manquante pour le spectacle de fin d'année de Charlotte, elle fut d'entrée impressionnée par la collection de mignonnettes contenant toutes sortes d'alcools, artistement présentées dans des vitrines rutilantes. Elle trouva le concept intéressant et en acheta une douzaine pour en garnir le vaisselier de la salle à manger, disgracieux mais cher au coeur de Philippe.

– Et pour la perruque, je vous mets laquelle ?

– Ah oui ! tiens, j'aime bien celle-ci.

– C'est un modèle qui marche très fort chez les jeunes admiratrices de Larusso, vous savez la chanteuse avec les longs cheveux roux et frisés.

– « Tu m'oublieras »6 oui je vois très bien. Ma fille l'adore.

Quand les douze mignonnettes furent bues, elle retourna chez le commerçant et en acheta vingt-quatre. Il était très fier d'avoir transmis une passion et lui demanda si elle avait trouvé une vitrine ; à défaut, avec l'achat précédent et celui qui suivrait, elle ne s'y retrouvera pas ; que la qualité principale du collectionneur était l'ordre.

Surprise par une forte oppression à la poitrine, Marthe interrompit le...