Radio Topinambour (eBook)

Préface

du professeur François Romon

Le Réseau Alliance est le plus important des réseaux de renseignements de la Résistance intérieure française, reconnu unité de la France combattante, du 1er février 1941 au 8 mai 1945, comptant 2.893 agents, dont 429 Morts pour la France. Le colonel Édouard KAUFFMANN était l’un d’eux, mais pas n’importe lequel : il était le n° 3 du Réseau. Ainsi, l’ouvrage de Richard KAUFFMANN, son petit-fils, n’est pas seulement une œuvre de mémoire – très émouvante – inspirée par l’amour filial, c’est aussi une œuvre d’histoire, celle de cette extraordinaire organisation, qui s’est constituée sous l’occupation allemande par l’agrégation d’engagements individuels, sans aucune distinction d’appartenance politique ou religieuse, hommes et femmes, civils comme militaires, de toutes les couches sociales, tous motivés par le plus pur des patriotismes, avec un seul objectif : libérer la Patrie.

Marie-Madeleine FOURCADE, la chef du Réseau Alliance, a publié ses mémoires dans son très captivant livre L’arche de Noé : Réseau Alliance 1940-1945 (première édition en 1982). Avant cette publication, il y a eu celle des mémoires du capitaine britannique Fernand E. RODRIGUEZ, chef radio du Réseau, L’escalier de fer (1958). Citons aussi deux biographies, remarquables : celle de Michèle COINTET, Marie-Madeleine Fourcade, un chef de la Résistance (2006) et celle, toute récente, de Lynne OLSON, Madame Fourcade’s Secret War. The Daring Young Woman Who Led France’s Largest Spy Network against Hitler (2019). Mais ces ouvrages restent centrés sur la figure, tout à fait remarquable, de cette pure héroïne de la Résistance qu’a été Marie-Madeleine FOURCADE. Or, aussi étonnant que cela puisse paraître, plus de 75 ans après les faits, alors que la littérature sur la Résistance française est surabondante, l’histoire du principal réseau de renseignements de cette Résistance, en tant que tel, n’a encore jamais été écrite à l’exception peut-être du remarquable ouvrage de Marie-Madeleine Fourcade avec le regard de la chef de ce réseau. L’ouvrage de Richard KAUFFMANN comble, très largement, cette lacune car – comme l’a très bien compris et exploité l’auteur – l’histoire de son grand-père Édouard, depuis son entrée dans le Réseau en février 1942 jusqu’à son assassinat par les SS, le 28 novembre 1944, se confond pratiquement avec celle d’Alliance. Bien plus que Marie-Madeleine FOURCADE elle-même et que Fernand E. RODRIGUEZ, le colonel KAUFFMANN (nom de code “Criquet“ ou “Manitou“), en effet, connait tous les rouages du Réseau, de l’état-major général, dont il fait partie, à la plus humble estafette, en passant par les opérateurs radio, dont beaucoup ont directement été recrutés par lui.

Si les historiens ne se sont pas penchés plus avant sur le Réseau Alliance, ne serait-ce pas parce que celui-ci n’a jamais travaillé pour le BCRA (Bureau Central de Recherche et d’Action) de la France libre mais uniquement avec l’Intelligence Service (IS) britannique ? N’est-ce pas la raison aussi pour laquelle ni Marie-Madeleine FOURCADE, ni Léon FAYE, le Numéro 2 d’Alliance, ni Édouard KAUFFMANN, le numéro 3, n’ont été faits Compagnons de la Libération ?

Pour l’auteur, ce choix de l’IS était rationnel : « De Gaulle n’avait aucun moyen ni en matériel ni en fonds de guerre pour soutenir le réseau, l’Angleterre si ! » (p. 105). Ce n’est pas la seule raison : Georges LOUSTAUNAU-LACAU, le fondateur du Réseau – dont Marie-Madeleine a pris la suite – avait, en janvier 1941, sollicité son condisciple de l’École supérieure de guerre, Charles de GAULLE ; mais le chef de la France libre avait éconduit sans ménagement son émissaire, Pierre FOURCAUD. Peu après, en avril 1941, Georges LOUSTAUNAU-LACAU rencontrait, à Lisbonne, l’un des chefs de l’IS, Kenneth COHEN : c’est ainsi que se décida l’avenir du Réseau Alliance. En mars 1943, Léon FAYE tentera à nouveau de rapprocher Alliance de la France libre ; mais lors de l’entretien que lui accorde de GAULLE à Londres il s’entend dire : « Vous travaillez surtout pour les Anglais ! ». C’est à nouveau un refus catégorique. Toutefois, nous rapporte l’auteur, « Alors qu’il allait monter en voiture pour rejoindre la base aérienne, il vit le Général sortir sur le perron et l’appeler pour lui serrer la main avec effusion : « Faye, vous êtes un grand Français » (p. 157).

Léon FAYE obtiendra alors du général GIRAUD, la militarisation du Réseau, qui devint le Service de Renseignements (SR) Alliance.

Cette contribution, très précieuse à notre connaissance de l’histoire de la Résistance française n’est pas le seul et, à mon avis, pas le principal intérêt de l’ouvrage de Richard KAUFFMANN. L’auteur, en effet, a rassemblé une documentation impressionnante sur le colonel KAUFFMANN, provenant de toutes les sources possibles : archives publiques mais aussi archives privées, auxquelles lui seul pouvait avoir accès ; il a recueilli les témoignages de ceux qui sont encore parmi nous ; mais il a fait beaucoup plus encore : il est entré dans l’intimité de ce héros de la Résistance, « dans sa dimension humaine, pour mieux comprendre cet homme et ce qu’il a voulu nous dire ». Ainsi, le petit-fils nous livre une biographie complète de son grand-père : « Comme sa vie est un tout, nous avons voulu parler de ce tout : enfance, Première Guerre mondiale, Maroc et Indochine, enfin Seconde Guerre mondiale et son calvaire final » (p. 18, Prologue).

Le résultat est saisissant. L’ouvrage de Richard KAUFFMANN se lit comme un roman, d’abord parce que le colonel KAUFFMANN est incontestablement un personnage de roman, mais aussi parce que, grâce à son écriture très fluide, l’auteur nous fait passer insensiblement de l’anecdote – « Par précaution, Édouard KAUFFMANN émet dans son champ de topinambours. Cette plante a plusieurs avantages : elle est grande (donc cache toute personne assise), elle pousse vite et nourrit ». Très vite, cette méthode s’appela dans le réseau “Radio Topinambour“, d’où, bien sûr, le titre de l’ouvrage – au drame de la répression sanglante infligée par les criminels nazis aux “terroristes“, les résistants que les Allemands ont réussi à arrêter.

Ceux d’Alliance seront tous soumis au décret terrifiant “Nuit et Brouillard“ : ils doivent disparaître sans laisser de trace. Arrêté le 21 septembre 1943 à Volvic et ses alentours avec onze de ses hommes, Édouard KAUFFMANN est interné à Clermont-Ferrand puis à Fresnes, puis déporté en Allemagne où il est interné à Fribourg-en-Brisgau. Le 28 novembre 1944, lui et son fidèle compagnon Émile PRADELLE « furent enlevés de leur cellule et conduits au bord d’un trou d’obus pour être tués d’une balle dans la nuque » (p. 207). Richard KAUFFMANN nous cite aussi d’autres atrocités qui ont frappé alors le Réseau Alliance : Jacques STOSSKOPF et ses 106 compagnons d’Alliance assassinés dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944 au Struthof : une balle dans la nuque et les corps jetés dans le four crématoire du camp ; les 62 autres détenus, comme KAUFFMANN et PRADELLE, dans les prisons du pays de Bade, Fribourg-en-Brisgau, Kehl, Rastatt, Offenburg, Bühl, Pforzheim, Gaggenau, sortis de leurs cellules par les SS pour être assassinés. C’est ce que les rescapés du Réseau appelleront “La Semaine sanglante de la Forêt noire“. L’auteur nous dresse un portrait de son grand-père « dans sa réalité humaine », avec ses certitudes, celles d’un homme de son époque, et avec ses choix idéologiques, situés nettement à droite politiquement puisque Édouard KAUFFMANN est d’abord maurassien et royaliste. Mais grâce aux archives familiales exhumées par l’auteur, nous apprenons que le colonel KAUFFMANN a évolué et a abandonné MAURRAS à cause de ses prises de position...